15

Dehors, sous un ciel d’un bleu lumineux, la matinée était une fois de plus glaciale. Durant la nuit, nettoyant presque complètement certaines parties de la cour, le vent avait chassé la neige contre les murs où elle s’amoncelait. C’était un étrange spectacle. Nous refranchîmes le portail. J’aperçus Bugge, le portier, en train d’épier par sa fenêtre, mais il rentra la tête quand nos regards se croisèrent.

« Sangdieu, quel soulagement d’échapper à tous ces regards ! » Je parcourus des yeux la route, parsemée de vagues de neige comme la cour. Tout le paysage – même les marais – était blanc, ponctué seulement d’arbres noirs squelettiques, de bouquets de roseaux dans les marais, et bordé par la mer grise au lointain. Le frère Guy m’avait fourni un nouveau bâton que je serrais fortement.

« Heureusement que nous avons ces protège-chaussures ! s’écria Mark.

— Oui. Quand cette neige fondra, toute la région va devenir un océan de boue.

— Si elle fond jamais… »

Progressant lentement au milieu du lugubre panorama, il nous fallut une heure pour atteindre les premières rues de Scarnsea. Nous parlâmes peu, étant toujours tous les deux d’humeur sombre. Il n’y avait presque personne dehors et, dans la lumière éclatante du soleil, je notai une nouvelle fois à quel point la plupart des bâtiments étaient délabrés.

« Il nous faut trouver Westgate Street », dis-je, au moment où nous parvînmes de nouveau à la place principale. Une petite embarcation était amarrée au quai ; un personnage officiel en manteau noir inspectait des balles de tissu, tandis que deux citadins se tenaient à côté, tapant des pieds pour se réchauffer. Au large, à l’embouchure du chenal traversant les marais, mouillait un gros bateau.

« Le douanier, dit Mark.

— Ils doivent exporter des étoffes en France. »

Nous tournâmes dans une rue bordée de maisons récentes et bien construites. Les armes de la ville étaient gravées sur la porte de la plus grande. Je frappai et le domestique en livrée qui nous ouvrit confirma qu’il s’agissait bien de la demeure du juge Copynger. On nous fit attendre dans un beau salon meublé de sièges de bois garnis de coussins ainsi que d’un dressoir présentant une grande variété de vaisselle d’or.

« Il est très à l’aise, commenta Mark.

— En effet. » Je me dirigeai vers le mur où se trouvait le portrait d’un homme blond austère à la barbe carrée. « C’est excellent, et, à en juger par l’arrière-plan, peint dans cette même pièce.

— Il est riche, par conséquent… » Mark s’interrompit car la porte s’ouvrait pour laisser passer le modèle du tableau, un homme grand et costaud, âgé d’une quarantaine d’années. Enveloppé dans une toge marron ornée de parements de zibeline, il arborait une mine grave et sévère. Il me serra la main avec force.

« Messire Shardlake, c’est un honneur. Je suis Gilbert Copynger, juge de paix de la ville et très loyal serviteur de lord Cromwell. Je connaissais ce malheureux commissaire Singleton. Je remercie Notre-Seigneur qu’on vous ait envoyé ici. Ce monastère est un cloaque de corruption et d’hérésie.

— Rien n’y est parfaitement net, assurément. » J’indiquai Mark. « Mon assistant. »

Copynger lui fit un bref salut.

« Passons dans mon cabinet de travail. Prendrez-vous quelques rafraîchissements ? Je pense que c’est le diable lui-même qui nous a envoyé ce temps-là. Avez-vous assez chaud au monastère ?

— Les moines font du feu dans toutes les pièces.

— Oh ! je n’en doute pas, monsieur. Je n’en doute pas le moins du monde. »

Il nous fit longer le corridor jusqu’à une pièce confortable donnant sur la rue. Il enleva des papiers posés sur des tabourets devant l’âtre.

« Permettez-moi de vous servir un peu de vin à tous les deux. Veuillez excuser le désordre, mais la paperasse que je reçois de Londres… le salaire minimum, les lois sur les indigents…, soupira-t-il. Et l’on me demande de fournir des comptes rendus sur le moindre murmure fleurant la trahison. Dieu soit loué ! il n’y en a guère à Scarnsea, mais il arrive que mes informateurs les fabriquent et je suis alors contraint d’enquêter sur des propos qui n’ont jamais été prononcés. Cela force au moins les gens à comprendre qu’ils doivent faire attention.

— Je sais que cela facilite le sommeil de lord Cromwell de savoir qu’il existe des hommes aussi fidèles que vous dans les divers comtés. » Copynger opina gravement du chef en entendant ce compliment. Je bus une petite gorgée de vin. « Il est excellent, monsieur, merci. Bon, le temps presse. Il y a certains sujets sur lesquels j’aimerais recevoir quelques éclaircissements.

— Je suis à votre entière disposition. Le meurtre de messire Singleton constitue un crime de lèse-majesté. Il crie vengeance. »

J’aurais dû apprécier la compagnie d’un réformateur comme je l’étais moi-même, mais j’avoue que Copynger ne me plut guère. Certes, les juges étaient de plus en plus chargés par Londres de tâches s’ajoutant à leurs missions juridiques, mais ils en tiraient néanmoins bien des bénéfices. Les juges ont toujours profité de leurs fonctions et, même dans une ville pauvre, davantage de travail signifiait davantage de revenus, comme l’attestait la richesse de Copynger. Son grand train jurait avec sa mine pieuse et austère. Mais il s’agissait de la nouvelle sorte d’homme que nous créions alors en Angleterre.

« Dites-moi, comment considère-t-on les moines en ville ?

— On les déteste parce que ce sont de vraies sangsues. Ils ne font rien pour Scarnsea. Ils ne descendent en ville que s’ils y sont obligés et alors ils se montrent fiers comme Lucifer. Leurs aumônes sont minuscules et les miséreux doivent, en outre, monter à pied au monastère pour les recevoir le jour de la distribution. Cela oblige les contribuables à subvenir en grande partie aux besoins des nécessiteux.

— Ils ont le monopole de la bière, me semble-t-il.

— Et ils en demandent un prix exorbitant. Leur bière est un infect breuvage, des poules nichent dans leur brasserie et lâchent des fientes dans le moût.

— Oui. Je l’ai constaté. Ça doit, en effet, avoir un goût atroce.

— Et personne d’autre n’a le droit de vendre de la bière. » Il écarta les bras tout grand. « Ils saignent à blanc leurs terres. Ne croyez surtout pas que les moines sont des propriétaires accommodants ! Les choses ont empiré depuis que le frère Edwig occupe le poste d’économe. Il écorcherait une puce pour lui extraire la graisse du cul.

— Oui, je suppose qu’il en serait tout à fait capable. En parlant des finances du monastère, vous avez fait savoir à lord Cromwell qu’on avait vendu des terres à un prix en dessous de leur valeur. »

Il prit un air penaud.

« Je crains de n’avoir aucune précision là-dessus. J’avais entendu des rumeurs, mais depuis qu’on a appris que j’avais lancé une enquête, les gros propriétaires terriens évitent de me parler de leurs affaires.

— Qui sont-ils ?

— Le plus important ici, c’est sir Edward Wentworth. Il est très intime avec l’abbé, bien qu’il soit allié aux Seymour. Ils chassent ensemble. Les métayers ont fait courir la rumeur que des terres appartenant au monastère lui ont été vendues en secret et que le régisseur de l’abbé touche désormais les baux pour le compte de sir Edward, mais je n’ai aucun moyen de m’en assurer, puisque ce n’est pas de ma compétence. » Il fronça les sourcils d’un air courroucé. « Et le monastère possède des terres partout, même en dehors du comté. Je suis désolé, monsieur le commissaire. Si mes pouvoirs étaient accrus… »

Je réfléchis un bref instant.

« Peut-être cela ne fait-il pas tout à fait partie de ma mission, mais, possédant le pouvoir d’enquêter sur tout sujet ayant trait au monastère, je pense que je pourrais aller jusqu’à examiner les ventes de terres qu’ils ont effectuées. Que diriez-vous de reprendre vos investigations sur cette base ? En invoquant le nom de lord Cromwell ?

— Une requête lancée au nom de ce grand personnage les ferait accourir sur-le-champ, répondit-il avec un large sourire. Je vais faire tout mon possible.

— Merci. Cela pourrait se révéler très important. Au fait, il paraît que sir Edward est un cousin du frère Jérôme, le vieux chartreux du monastère…

— Oui. Wentworth est un papiste invétéré. Il paraît que le chartreux tient ouvertement des propos séditieux. J’aurais bien envie de le faire pendre à la flèche de la halle aux draps.

— Dites-moi un peu…, dis-je après un court silence. Si vous faisiez vraiment pendre le frère Jérôme au clocher, comment réagiraient les habitants de la ville ?

— Ils feraient la fête. Je le répète, les moines sont détestés. La ville est pauvre et ils l’appauvrissent encore plus. Le port est si envasé qu’on arrive à peine à y faire passer un canot à rames.

— C’est ce que j’ai vu. On dit que certains se sont mis à pratiquer la contrebande. D’après les moines, pour gagner la rivière ils passent par les marais derrière le monastère. L’abbé Fabian affirme qu’il a déposé plainte mais que les édiles municipaux ferment les yeux. »

Copynger fut immédiatement sur ses gardes.

« L’abbé dira n’importe quoi pour créer des ennuis. Il s’agit d’une question de ressources, monsieur. Nous n’avons qu’un gabelou, et il ne peut surveiller toutes les nuits les chemins qui traversent ces marais.

— Selon l’un des moines il y a eu des va-et-vient à cet endroit, récemment. L’abbé suggère que ce sont peut-être des contrebandiers qui sont entrés par effraction dans le monastère et qui ont tué Singleton.

— Il essaie de détourner l’attention, monsieur le commissaire. Dans le pays, la contrebande ne date pas d’hier. Des étoffes sont transportées à travers les marais et envoyées en France dans des bateaux de pêche. Pourquoi l’un de ces trafiquants voudrait-il assassiner l’émissaire du roi ? Il n’était pas chargé d’enquêter sur la contrebande, n’est-ce pas ? » Je perçus une vague lueur d’inquiétude dans ses yeux.

« Non, en effet. Et moi non plus, sauf si cette sorte d’activité est liée à la mort de messire Singleton. Mais j’ai le sentiment que le meurtrier appartenait au monastère. »

Il parut soulagé.

« Si les propriétaires avaient le droit de clôturer plus de terres pour élever des moutons, cela rapporterait davantage à la ville, et les habitants n’auraient pas recours à la contrebande. Il y a trop de petits fermiers qui sont aussi tisserands.

— Quelle que soit l’étendue de la contrebande, la ville est-elle au demeurant loyale ? Vous savez que le monastère a été profané ? Aucun ennui avec des sectaires fanatiques, par exemple, pas d’activité de sorcellerie dans les parages ?

— Rien de tel, répondit-il en secouant la tête. Autrement je serais au courant. J’entretiens cinq informateurs. Des tas de gens n’aiment pas les nouveaux rituels, mais ils s’y plient. Ils se sont surtout plaints de l’abolition des fêtes de saints car il s’agissait de jours fériés. Mais je n’ai jamais ouï parler de pratiquants de magie noire dans les parages.

— Pas d’évangéliste enflammé non plus ? Aucun lecteur des Écritures y ayant découvert quelque mystérieuse prophétie qu’il est le seul à pouvoir mettre en œuvre ?

— Comme ces anabaptistes allemands qui veulent tuer les riches et mettre en commun les biens ? On devrait tous les brûler. Mais il n’y en a aucun chez nous. L’année dernière, un apprenti forgeron illuminé annonçait que le jour du Jugement dernier était arrivé, mais nous l’avons mis au pilori, avant de le chasser de la ville. Il est en prison aujourd’hui, comme il se doit ! Passe encore de prêcher en anglais, mais permettre aux domestiques et aux paysans de lire la Bible va remplir l’Angleterre de rebelles. »

Je haussai le sourcil.

« Êtes-vous de ceux qui considèrent que seuls les propriétaires devraient avoir le droit de lire la Bible ?

— C’est un point de vue qui présente bien des avantages, monsieur.

— Les papistes aimeraient que personne ne la lise. Mais pour revenir à la question du monastère, j’ai lu qu’un grand nombre de méfaits y ont été commis par le passé. Des abominations entre moines. »

Copynger renâcla de dégoût.

« Et je suis persuadé que ça continue ! Le sacristain, le frère Gabriel, c’était l’un des coupables, et il est toujours là.

— Quelqu’un de la ville était-il impliqué ?

— Non. Mais il y a chez eux non seulement des sodomites mais aussi des fornicateurs. Des servantes originaires de Scarnsea ont subi leurs répugnants attouchements. Aucune femme de moins de trente ans n’accepte d’aller travailler pour eux. Pas depuis qu’une petite a disparu sans laisser de trace.

— Vraiment ?

— Une orpheline de l’asile des pauvres qui était allée travailler pour l’infirmier. Il y a deux ans. Elle revenait de temps en temps à la ville jusqu’à ce qu’un beau jour elle cesse de le faire. Quand on a posé des questions, le prieur Mortimus a déclaré qu’elle avait volé des calices en or avant de s’enfuir. Joan Stumpe, la gouvernante de l’orphelinat, est convaincue qu’il lui est arrivé malheur. Mais c’est une vieille commère et il n’y avait aucune preuve.

— Elle travaillait pour l’infirmier ? demanda Mark avec une certaine inquiétude.

— Oui. Le lutin noir, comme on l’appelle. Comment peut-on donner ce poste à un homme de cet acabit ? On croirait que tous les Anglais ont du travail… »

Je réfléchis quelques instants.

« Pourrais-je m’entretenir avec cette dame Stumpe ?

— Il faudra prendre ce qu’elle raconte avec un grain de sel. Elle devrait se trouver à l’asile en ce moment. Comme il y a distribution d’aumônes au monastère demain, elle doit être en train de s’y préparer.

— Eh bien ! battons le fer pendant qu’il est chaud ! » m’écriai-je en me levant. Copynger envoya un valet chercher nos manteaux.

« Monsieur, dit Mark au magistrat comme nous attendions, en ce moment il y a une jeune fille qui travaille pour l’infirmier, une certaine Alice Fewterer.

— Ah oui ! je m’en souviens.

— Je crois comprendre qu’elle a dû travailler parce que la terre de sa famille a été clôturée pour y mettre des moutons. Je sais que les juges de paix supervisent les lois sur les clôtures. J’aimerais savoir si tout s’est déroulé dans la légalité ? Et si l’on pourrait faire quelque chose pour elle… »

Copynger le prit de haut.

« Je suis bien placé pour savoir que tout s’est déroulé dans la légalité, jeune homme, puisque cette terre m’appartient et que c’est moi qui l’ai clôturée. La famille occupait la terre depuis longtemps en vertu d’une copie du rôle, et le bail expirait à la mort de la mère. Il me fallait démolir cette bicoque et faire paître des moutons sur le terrain si je voulais en tirer quelque profit. »

Je fis les gros yeux à Mark.

« Je suis sûr que vous avez tout fait selon les règles, monsieur, répondis-je pour l’amadouer.

— Ce qui rapporterait quelque chose à la ville, reprit Copynger en fixant sur Mark un regard glacial, serait de fermer le monastère, de fiche à la porte toute cette engeance et de détruire ces bâtiments bourrés d’idoles. Et si la ville doit supporter un fardeau supplémentaire sous la forme d’une masse de larbins d’abbaye au chômage, je suis sûr que messire Cromwell trouverait normal que certaines des terres du monastère soient attribuées à des citadins de premier plan.

— En parlant de lord Cromwell, il tient beaucoup à ce que, pour le moment, l’on garde ces événements secrets.

— Je ne m’en suis entretenu avec personne, monsieur, et aucun des moines n’est descendu en ville.

— Bien. On a aussi enjoint à l’abbé de ne pas en parler. Mais certains des serviteurs du monastère ont sans doute des connaissances à Scarnsea. »

Il secoua la tête.

« Très peu. Eux et les habitants de la ville ne se fréquentent pas, ces derniers n’aimant pas plus les larbins d’abbaye que leurs maîtres.

— Ça se saura tôt ou tard. C’est dans la nature des choses.

— Je suis persuadé que vous résoudrez vite ce problème », fit-il. Il sourit et ses joues s’empourprèrent. « Puis-je indiquer à quel point je suis honoré de rencontrer quelqu’un ayant parlé de vive voix à lord Cromwell ? Dites-moi, monsieur, comment il est, en réalité. On dit qu’il a un fort caractère, malgré ses origines modestes.

— En effet, monsieur le juge, c’est un homme qui parle et agit avec force. Ah ! voici votre valet qui apporte nos manteaux », m’écriai-je soudain, en ayant assez de son ton mielleux et de ses flatteries.

**

L’asile des pauvres, long bâtiment peu élevé et fort délabré, était situé à la lisière de la ville. Sur le chemin, nous passâmes devant un petit groupe d’hommes en train de déneiger la rue sous l’œil d’un surveillant. Ils portaient des blouses grises, bien trop minces pour un pareil temps, sur lesquelles étaient cousues les armes de la ville. Ils s’inclinèrent au passage de Copynger.

« Des mendiants patentés, commenta le juge. Le chef gardien sait très bien les employer à un travail honnête. »

Nous entrâmes dans le bâtiment, non chauffé et si humide que le plâtre des murs s’effritait en plusieurs endroits. Assises autour de la salle, plusieurs femmes étaient occupées à coudre ou à filer devant un rouet, tandis que dans un coin une rondelette matrone d’un certain âge fouillait dans un gros tas de hardes malodorantes, aidée par un groupe d’enfants très maigres. Copynger se dirigea vers elle pour lui parler. Elle nous conduisit à un petit réduit propret où elle se présenta comme Joan Stumpe, la gouvernante chargée des enfants.

« En quoi puis-je vous aider, messieurs ? » Le visage ridé était accueillant malgré les yeux marron perçants.

« Messire Shardlake fait en ce moment une enquête sur certains aspects du monastère, lui dit Copynger. Il s’intéresse au sort de la jeune Orpheline Stonegarden.

— Notre pauvre Orpheline ! soupira-t-elle.

— Vous la connaissiez ? demandai-je.

— C’est moi qui l’ai élevée. C’était une enfant trouvée. Elle avait été abandonnée dans la cour de ce même bâtiment, voilà dix-neuf ans. Un bébé qui venait de naître. La pauvre Orpheline ! répéta-t-elle.

— Comment s’appelait-elle ?

— Elle s’appelait vraiment Orpheline, monsieur. C’est un nom qu’on donne souvent aux enfants trouvés. Nous n’avons jamais appris qui étaient ses parents. Comme on l’avait découverte dans la cour on lui a donné Stonegarden[3] comme nom de famille.

— Je comprends. Et elle a grandi auprès de vous ?

— Je m’occupe de tous les enfants. Un grand nombre d’entre eux meurent en bas âge, mais Orpheline était robuste et elle a bien grandi… » Elle détourna brusquement la tête.

« Continuez, la mère ! s’exclama Copynger avec impatience. Je vous l’ai déjà dit, vous êtes trop gentille avec ces gamins.

— Leur séjour sur terre est souvent très bref, répondit-elle avec vivacité. Pourquoi n’en jouiraient-ils pas un peu ?

— Mieux vaut gagner le ciel en morceaux qu’aller intact en enfer, rétorqua brutalement Copynger. La plupart de ceux qui survivent deviennent voleurs ou mendiants. Poursuivez !

— Quand Orpheline a eu seize ans, les chefs gardiens ont dit qu’elle devait partir travailler. C’était triste parce qu’elle avait pour amoureux le fils du meunier, et si on avait laissé la relation suivre son cours ils se seraient mariés.

— Elle était donc jolie ?

— Oui, monsieur. Petite, blonde, avec un charmant et doux minois. L’un des plus jolis visages que j’aie jamais vus. Mais le chef gardien des hommes a un frère qui travaille pour les moines. Il a dit que l’infirmier avait besoin d’une aide et on l’a envoyée là-bas.

— Et cela s’est passé quand, dame Stumpe ?

— Il y a deux ans. Elle revenait me voir pendant son jour de congé, chaque vendredi, sans exception. Elle m’aimait autant que moi je l’aimais. Elle n’était pas heureuse au monastère, monsieur.

— Pourquoi donc ?

— Elle ne voulait pas le dire. J’apprends aux enfants à ne jamais critiquer leurs supérieurs, sous peine de tout perdre. Mais je voyais bien qu’elle avait peur.

— De quoi ?

— Je n’en sais rien. J’ai essayé de le lui faire dire mais elle a refusé. Elle a d’abord travaillé pour le vieux frère Alexandre et lorsqu’il est mort le frère Guy a pris sa suite. Il l’effrayait, à cause de son aspect bizarre. L’ennui c’est qu’elle avait cessé de fréquenter Adam, le fils du meunier. Il venait la voir, mais elle me disait de le renvoyer. » Elle fixa sur moi un regard pénétrant. « Et quand une femme se comporte ainsi, cela veut souvent dire qu’on a abusé d’elle.

— Avez-vous jamais aperçu des marques ? Des contusions ?

— Non. Mais à chaque visite elle paraissait plus abattue. Et puis un vendredi, six mois après avoir commencé à travailler au monastère, elle n’est pas venue, ni le vendredi suivant.

— Vous avez dû vous faire du souci.

— Pour sûr. J’ai décidé d’aller au monastère pour découvrir ce que je pourrais. » Je hochai la tête. Je l’imaginais en train d’avancer sur la route d’un pas décidé et de cogner contre le portail gardé par maître Bugge.

« D’abord, ils ont refusé de me laisser entrer, mais j’ai continué à rouspéter et à faire du tapage, si bien qu’ils sont allés chercher le prieur Mortimus. Un barbare d’Écossais. Il m’a raconté qu’une nuit Orpheline avait dérobé deux calices d’or dans l’église avant de disparaître. »

Copynger opina du bonnet.

« Ce n’est pas impossible. Ça arrive souvent avec ces enfants.

— Pas Orpheline, monsieur. C’était une bonne chrétienne. » Dame Stumpe se tourna vers moi. « J’ai demandé au prieur pourquoi on ne m’avait pas prévenue et il m’a affirmé qu’il n’avait aucune idée des gens que la fille connaissait en ville. Il a menacé de déposer officiellement plainte contre elle pour vol si je ne m’en allais pas. J’ai avisé messire Copynger, qui m’a déclaré que sans preuve de malfaisance il ne pouvait rien faire.

— Il n’y en avait aucune, répliqua le magistrat en haussant les épaules. Et si les moines avaient officiellement déposé plainte contre elle, ils auraient marqué un point contre la ville.

— À votre avis, dame Stumpe, qu’est-il arrivé à cette jeune fille ? »

Elle me regarda droit dans les yeux.

« Je n’en sais rien, monsieur, mais je crains le pire. »

Je hochai lentement la tête.

« Mais le juge Copynger a tout à fait raison. Sans preuve, il ne pouvait rien faire.

— Je le sais, mais je connaissais très bien Orpheline. Elle était incapable de voler et de s’enfuir.

— Si elle était désespérée…

— Alors elle se serait confiée à moi plutôt que de risquer la corde pour vol. Mais depuis dix-huit mois personne ne l’a vue ni n’a eu la moindre nouvelle. Aucune trace.

— Très bien. Merci, ma bonne, de nous avoir accordé votre temps. » Je soupirai. Partout les soupçons restaient des soupçons. Je n’arrivais pas à saisir un indice et à le relier clairement au meurtre de Singleton.

Elle nous raccompagna à la grande salle où les enfants qui triaient les haillons levèrent leurs visages pâles et ratatinés. De l’autre bout de la pièce on percevait l’odeur fétide des vieilles guenilles.

« Que font donc vos petits protégés ? lui demandai-je.

— Ils cherchent parmi les hardes données par les gens quelque chose à porter demain. C’est le jour de la distribution des aumônes au monastère. Le trajet sera pénible par ce temps.

— Sans aucun doute, opinai-je. Merci, dame Stumpe. » Parvenu à la porte, je me retournai. Elle était déjà au milieu des enfants, les aidant à fouiller dans l’infect tas d’oripeaux.

**

Le juge Copynger nous invita à dîner chez lui, mais j’arguai qu’on devait rentrer au monastère. Nous nous mîmes en route, nos protège-chaussures crissant dans la neige.

« Nous arriverons trop tard pour le repas, dit Mark au bout de quelque temps.

— Oui. Cherchons une auberge. »

Nous trouvâmes derrière la place une hôtellerie d’aspect plutôt respectable. L’aubergiste nous conduisit à une table d’où l’on apercevait le quai. Chargée de balles de tissu, l’embarcation de tout à l’heure était propulsée à la rame avec précaution dans le chenal, en direction du bateau mouillant au large.

« Sangdieu ! s’exclama Mark, j’ai une de ces faims !

— Moi aussi. Mais on évitera de prendre de la bière. Sais-tu que selon la règle originelle de saint Benoît les moines n’avaient droit qu’à un seul repas par jour en hiver, le dîner ? Il avait édicté la règle pour le climat italien, mais on l’avait d’abord gardée en Angleterre. Imagine, réciter des prières debout pendant des heures, chaque jour, en plein hiver, en ne prenant qu’un seul repas ! Mais, évidemment, au cours des ans et au fur et à mesure que les monastères s’enrichissaient, on est passé à deux repas par jour, puis trois, avec viande, vin…

— En tout cas, ils continuent de prier, je suppose.

— Oui. Et ils croient par leurs prières intercéder auprès de Dieu pour les morts. » Je pensai au frère Gabriel et à sa ferveur angoissée. « Mais ils se trompent.

— J’avoue, monsieur, que toute cette théologie me donne le vertige.

— C’est dommage, Mark. Dieu t’a donné un cerveau. Sers-t’en.

— Comment va votre dos aujourd’hui ? » s’enquit-il pour changer de sujet. Je songeai qu’il était désormais passé maître en la matière.

« C’est supportable. J’ai moins mal que ce matin. »

L’hôte nous apporta une tourte au lapin et nous mangeâmes quelque temps en silence.

« À votre avis, qu’est-il advenu de cette fille ? » finit-il par demander.

Je secouai la tête.

« Dieu seul le sait. Il y a tant de pistes à suivre. De plus en plus. J’avais espéré tirer davantage de Copynger. Bon, on sait désormais que des femmes ont été molestées au monastère. Par qui ? Par le prieur Mortimus qui a importuné Alice ? Par d’autres ? Quant à la jeune Orpheline, Copynger a raison. Il n’existe aucune preuve qu’elle ne s’est pas tout simplement enfuie, et la tendresse que lui portait la vieille femme peut affecter son jugement. On n’a rien de concret ! » Je levai la main et serrai le poing, n’attrapant que de l’air.

« Que pensez-vous du juge Copynger ?

— C’est un réformateur. Il nous aidera dans la mesure de ses moyens.

— Il parle de la vraie religion et de la façon dont les moines oppriment les pauvres, et cependant il mène grand train, tout en chassant les gens de leur terre.

— Il ne me plaît pas à moi non plus. Mais tu n’aurais pas dû lui parler de la mère d’Alice. Ta position ne te le permet pas. C’est notre seule source de renseignements et je ne veux pas le buter. Nous n’avons déjà pas beaucoup d’aide. J’avais espéré obtenir davantage de détails sur les ventes de terres afin de faire la comparaison avec les registres de l’économe.

— J’ai l’impression qu’il en savait plus sur les contrebandiers qu’il ne l’a laissé entendre.

— Assurément ! Il reçoit des pots-de-vin. Mais cela ne fait pas partie de notre mission. Je suis d’accord avec lui sur un point : le meurtre a été commis par quelqu’un du monastère et non pas par un habitant de Scarnsea. Les cinq obédienciers supérieurs (je comptais sur mes doigts) : l’abbé Fabian, le prieur Mortimus, Edwig, Gabriel et Guy… Ils sont tous assez grands et assez costauds pour avoir expédié Singleton dans l’autre monde. Hormis le frère Edwig qui était absent. Et n’importe lequel d’entre eux aurait pu tuer le novice. Si, bien sûr, ce que le frère Guy nous a dit sur la belladone est vrai.

— Pourquoi mentirait-il ? »

Je revis par la pensée le visage sans vie de Simon Whelplay au moment où on le soulevait du fond de la baignoire. Je ressassais l’idée qu’on l’avait empoisonné parce que je risquais de m’entretenir avec lui et cela me donnait des crampes à l’estomac.

« Je n’en sais rien, répliquai-je, mais je ne fais confiance à personne. Ils perdront tous gros si le monastère ferme. Où le frère Guy pourra-t-il bien trouver à s’employer comme guérisseur avec cet étrange visage ? Quant à l’abbé, il tient à sa position comme à la prunelle de ses yeux. Et, à mon avis, les trois autres ont sans doute quelque chose à cacher. Malversations pour le frère Edwig ? Il se peut qu’il dissimule des fonds en prévision de la fermeture du monastère, mais pour vendre des terres il aurait besoin de la signature de l’abbé.

— Et le prieur Mortimus ?

— Je le crois quasiment capable de tout. Quant à Gabriel, le serpent de la tentation ne le laisse toujours pas en paix, j’en suis certain. Il ne te quitte pas des yeux depuis ton arrivée. J’imagine qu’il a des liaisons parmi les moines, même s’il ne s’intéressait pas au malheureux Whelplay… Et voilà que tu débarques ici, vêtu d’un beau justaucorps, le mollet avantageux dans tes chausses, et il rêve de te voir débarrassé de ces vêtements. »

Mark repoussa son assiette, l’air renfrogné.

« Êtes-vous obligé d’entrer dans les détails, monsieur ?

— Les avocats doivent passer leur temps à entrer dans les détails, même les plus sordides. Gabriel peut paraître doux comme un agneau, mais c’est un homme tourmenté, et les hommes de ce genre commettent des actions téméraires et irrationnelles. S’il était prouvé qu’il s’est récemment livré à la sodomie, il risquerait le gibet. Un interrogatoire sans pitié de la part de Singleton aurait pu le pousser au désespoir, surtout s’il avait à protéger d’autres moines. Et puis il y a Jérôme… Je veux voir ce qu’il a à dire. Cela m’intrigue qu’il ait traité Singleton de menteur et de parjure. »

Mark ne répondit pas. Il gardait sa mine renfrognée.

« Oh ! déride-toi, m’écriai-je, irrité. Qu’est-ce que ça peut faire si le sacristain louche sur tes fesses ? Puisqu’il n’a guère de chances de parvenir à ses fins. »

Ses yeux lancèrent des éclairs.

« Je ne pensais pas à moi, monsieur, mais à Alice. La fille qui a disparu était également l’assistante du frère Guy.

— J’y avais pensé moi aussi. »

Il se pencha en avant.

« Ne serait-il pas mieux et plus sûr pour tout le monde d’arrêter comme suspects tous les obédienciers, ainsi que Jérôme ? De les emmener à Londres et de leur faire avouer ce qu’ils savent ?

— Sur quelles preuves ? Et comment les faire avouer ? Sous la torture ? Je croyais que tu étais contre ce genre de méthode.

— Bien sûr que non. Mais en leur faisant subir un interrogatoire… ferme…

— Et si je me trompe ? Si ce n’était absolument pas l’un d’eux ? Et comment garderions-nous secrète cette arrestation collective ?

— Mais le temps… et le danger nous pressent.

— Tu penses que je ne m’en rends pas compte ? m’exclamai-je, soudain en colère. Mais maltraiter les gens ne fait pas découvrir la vérité. Singleton a essayé cette méthode, et regarde où ça l’a mené. Pour défaire un nœud il vaut mieux utiliser patience et douceur que tirer violemment dessus, et, crois-moi, je n’ai jamais vu un nœud aussi serré que celui auquel nous avons affaire ici. Mais je vais en venir à bout.

— Pardonnez-moi, monsieur. Je ne voulais pas remettre en question…

— Oh si ! Remets en question, Mark, le coupai-je, agacé. Mais fais-le avec bon sens ! » Ma colère m’ayant donné de l’énergie, je me levai en jetant quelques pièces sur la table. « Bon. Allons-y ! Nous sommes en train de gâcher l’après-midi, et j’ai un vieux chartreux fou qui m’attend… »